Ajouté le 25 décembre 2010 Vu sur http://www.lesinrocks.com/ Noir Désir : l'histoire d'une fin
"On se sent assez proches d’écrivains comme Faulkner, Selby ou Tennessee Williams. Dans leurs livres, dans nos morceaux aussi, les gens sont damnés dès l’origine.” Le groupe qui crâne maladroitement dans Les Inrocks en 1987 vient de sortir son premier mini-album, Où veux-tu qu’je r’garde. Il est totalement inconnu, vient de Bordeaux et s’appelle Noir Désir. Leur chanteur exalté ne le sait pas encore mais cette citation va concerner aussi son groupe. Presque un quart de siècle plus tard, on mesure l’extension du domaine de la chute. Le pacte avec le malheur passé par Bertrand Cantat est vertigineux : de l’ordre de l’indicible. Mais nous ne sommes pas là pour refaire l’histoire, comme d’autres refont le match avec la même incompétence braillarde. Ce serait d’une parfaite indécence pour tout le monde. Dans un communiqué publié la semaine passée, Serge Teyssot-Gay, le guitariste du groupe, annonçait son départ de Noir Désir. L’écriture bouillonnante sent la note griffonnée rageusement sur une nappe, dénote l’exaspération plus que la réflexion. La frustration remonte pourtant à loin. Le guitariste le savait pertinemment : avec cette déclaration, il signait l’arrêt de Noir Désir. Les trois autres membres, dans des mots signés par Denis Barthe, ne pouvaient le lendemain qu’entériner cette mort soudaine. Dans son communiqué, Serge Teyssot-Gay évoque des “désaccords émotionnels, humains et musicaux avec Bertrand Cantat”. On ne peut que se réjouir des différends musicaux : ils nourrissent depuis très longtemps les meilleures chansons de Noir Désir, où s’opposent deux conceptions extrêmes du rock – l’implosion et l’explosion. Noir Désir y inventait une grammaire neuve et turbulente pour le rock d’ici. Chanter des hymnes furieux en un français digne, poétique et politique : des centaines de groupes allaient s’engouffrer dans cette brèche, qui repoussait une fatalité ancestrale, voire une malédiction. Beaucoup de ses héritiers réduiront la leçon de Noir Désir à une caricature, à quelques traits grossis au marqueur noir : le poing levé, le chant agité, les guitares convulsives. Très peu parviendront à ce niveau de tension, d’urgence et de toxicité. Noir Désir deviendra ainsi une écrasante statue du Commandeur qui, finalement, aura plus inhibé que libéré le rock français – à la façon d’un Gainsbourg. Pour se défaire de ses propres clichés, le groupe sortait en 2001 Des visages des figures : le courage remplaçait la rage, sur un album en faux calme, constamment au bord de l’éruption, mais apprivoisant la bête en un prodigieux exercice de maîtrise de l’électricité. “Les désaccords musicaux” se transformaient en accords majeurs dans la discographie du groupe : la tension était palpable mais le groupe l’avait canalisée comme jamais dans des chicanes, des dédales, des montagnes russes. “Je n’ai pas peur de la route, faudrait voir, faut qu’on y goûte”, chantait Bertrand Cantat d’une voix neuve, réparée, apaisée sur le plus gros tube du groupe, Le vent nous portera. Noir Désir jouira jusqu’à l’ivresse de cette liberté gagnée à force d’aplomb, d’audace : il était allé voir ailleurs s’il n’y était pas et il y était. Soudé par cet insolent défi à lui-même, à ses fans, à son histoire, Noir Désir pouvait alors envisager l’avenir avec sérénité – un mot qu’on ne pensait jamais pouvoir lui associer. Le groupe avait vaincu son adolescence, ce mélange de furie, de colère, d’inconscience, d’intensité, d’insouciance et de gravité exacerbée. On avait hâte de l’entendre à l’âge de Bashung, à l’âge de Ferré. Tout indiquait que ce groupe avait trouvé en lui-même le secret de la longévité, du désir sans cesse renouvelé, de la survie. Depuis 1998, il savait se préserver des conflits internes et des frustrations qui gangrènent les groupes-gangs en laissant chacun s’aérer musicalement, exister artistiquement loin des règles infernales et du calendrier aléatoire du groupe, dans des chemins de traverses. Ainsi, Serge Teyssot-Gay a-t-il commencé une carrière parallèle, plus expérimentale avec un premier album conceptuel. Il y mettait en musique l’oeuvre de Georges Hyvernaud, La Peau et les Os, où l’auteur racontait l’horreur des camps de concentration et sondait la notion d’emprisonnement, l’éternelle empreinte de la condition carcérale sur l’ensemble de sa vie postconfinement. “On croit qu’on en est sorti”, chantait alors Teyssot-Gay. Il n’en avait pas conscience mais il venait d’anticiper ce qu’allait être la vie de Cantat à compter de la tragédie de Vilnius, en Lituanie, le 26 juillet 2003. Cette nuit-là, Marie Trintignant était découverte inanimée dans sa chambre, victime de coups. Elle décédera de ses blessures le 1er août. Bertrand Cantat sera condamné à huit ans de prison pour le meurtre de sa compagne. Mieux que tout autre, Serge Teyssot-Gay savait le maelström psychologique auquel son ami de trente ans allait devoir faire face pour retrouver une étincelle de vie, composer avec sa culpabilité, essayer d’exister autrement que comme celui qui a commis l’irréparable. Dans le groupe et dans son entourage, tous avaient conscience de la difficulté de la tâche. Un travail herculéen sur soi-même doublé d’une autre gageure : gérer la vindicte d’une partie des médias et du public qui n’aura eu de cesse de stigmatiser, dans une violence sournoise et une dégueulasserie digne des tabloïds anglais, le drame aberrant de cette nuit lituanienne. Comment chanter après Vilnius ? Pourtant, le groupe voulait croire à un futur possible. Beaucoup d’entre nous aussi. Les membres de Noir Désir n’ont jamais failli, entourant leur ami d’une solidarité exemplaire dans un quasi-réflexe d’autodéfense. Pas pour l’innocenter, pas pour le disculper : juste pour l’accompagner dans l’hébétude, la confusion. Inlassablement, pendant sept ans, chacun a endossé à sa manière une partie de la réflexion collective, a affronté bravement la passion autour du destin de Bertrand Cantat et maintenu l’illusion du devenir. Aux questions incessantes sur la suite, Serge Teyssot-Gay, Denis Barthe et Jean-Paul Roy répondaient avec la dignité de ceux qui se serrent les coudes, qui ramènent les choses à la raison. “Nous avons appris à relativiser. La vie, la mort, le temps…”, disaient-ils. Croisé en 2008 dans un bar après un de ses concerts avec le collectif Interzone, Serge dédramatisait : “Si nous retrouvons l’envie de faire des choses ensemble, on s’y remettra. Mais il faut que l’envie soit commune… Bertrand n’arrive pas à écrire. Mais il faut d’abord qu’il essaie de revivre avant de penser à réécrire.” Les choses semblaient avancer dans ce sens, à tel point que Serge Teyssot-Gay parlait régulièrement d’un nouvel album de Noir Désir, d’abord estimé pour 2009 puis à l’orée 2011. Bertrand Cantat n’arrivait toujours pas à écrire la moindre strophe mais le groupe bouillonnait déjà à l’idée de s’y remettre et se projetait enfin en espérant que la dynamique insuffle un peu d’encre magique dans cette écriture interrompue. Cette unité de façade répondait de façon crédible aux rumeurs de dissensions profondes qui bruissaient en coulisses. En privé, il se murmure que le groupe n’aurait que peu goûté une forme d’ingratitude de Bertrand Cantat face à leur fidélité implacable, même dans les heures les plus noires. Les non-dits, les frustrations, les incompréhensions auraient rongé le groupe de l’intérieur quand la tragédie continuait de frapper autour de Bertrand Cantat – sa mère décède d’un arrêt cardiaque pendant son incarcération, son ex-femme Krisztina Rády se suicide dans la maison familiale. Les gens sont damnés dès l’origine.” La damnation, l’ombre de la mort qui dévore les espoirs de lumière, qui anéantit tout espoir de rédemption. La phrase innocente de 1987 glace les sangs face à cette malédiction infinie. Malgré tout, Noir Désir a voulu encore croire à son étoile. Alors que bien des groupes auraient jeté l’éponge depuis longtemps, les Bordelais ont poussé à nouveau les portes des studios d’enregistrement l’été dernier, pour contribuer à un projet d’album hommage à Alain Bashung, avec une relecture d’Aucun express. La fin du tunnel s’annonçait proche… Noir Désir avait réenclenché son processus créatif dans une série de répétitions en studio. Presque comme avant, fidèle à sa démarche, pour poser des bases de chansons, cristalliser des envies de mélodies, mettre à plat des dizaines d’idées qui hantaient les esprits… Ils avaient à l’évidence quelque chose à faire ensemble. En quelques mois, ils auraient même compilé suffisamment de chansons pour remplir au moins un album. Seul problème : elles sont muettes. Bertrand Cantat n’a visiblement pas été capable de retrouver le courage insensé d’écrire, de rimer. Même si son entourage a tenté de lui adjoindre un coach pour débloquer cette écriture prostrée, rien ne sort, frustrant d’autant plus un Serge Teyssot-Gay épuisé par ce néant, ce chaos, ce chantier sans fin. Bertrand Cantat dort sans doute, mais rêve-t-il ? Le chanteur avait sans doute imaginé que remonter sur scène pourrait faire sauter les verrous de l’écriture. Il a tenté l’expérience avec le groupe Eiffel le 2 octobre dernier à Bègles, comme pour reprendre doucement goût à la liberté, réessayer son métier, ressentir la vibration des planches et se nourrir de la chaleur du public. Denis Barthe et Jean-Paul Roy étaient à ses côtés, pas Serge Teyssot-Gay. Il y a des absences qui pèsent. Ce fut peut-être le non-dit, l’incompréhension de trop… Comme si symboliquement, monter sur scène avec le groupe de Romain Humeau revenait à nier les récentes et hasardeuses années d’efforts de Noir Désir, au point d’exaspérer une nouvelle fois Serge Teyssot-Gay. Jusqu’ici, lorsque Bertrand Cantat connaissait le doute, l’échec ou l’impasse, il avait trouvé le courage de fuir. Du Mexique à l’Europe de l’Est, on pourrait dessiner une carte mondiale des fugues impuissantes du chanteur. Aujourd’hui, la fuite semble être intérieure : elle est du domaine du déni. Et Serge Teyssot-Gay, quand il évoque des “désaccords émotionnels et humains” a évidemment perdu la foi, le désir de suivre Cantat si loin, aveuglément, au risque de se brûler lui-même. La force de Noir Désir venait de son unité sans failles : une muraille qui de barricades. Cette autarcie seule autorisait une intransigeance de tous les instants, jusqu’à la parano. “Soyons désinvoltes, n’ayons l’air de rien”, chantait Cantat. A la première personne du pluriel, la phrase résumait parfaitement cet esprit de corps : Noir Désir contre le reste du monde. La plupart du temps, on n’interviewait d’ailleurs pas Bertrand Cantat, on rencontrait Noir Désir. Rarement, le chanteur se laissait aller au “je” de la confidence. Ça nous était pourtant arrivé une fois, dans les Landes en 1996, pour un entretien d’une intimité alors rare et précieuse. Il disait : “Les gens qui vivent avec moi savent que je suis au fond, malheureusement, égoïste. C’est un côté dégueulasse. Même les autres membres de Noir Désir ignorent cette facette.” Ignoraient ou faisaient semblant d’ignorer ? Le départ brutal et les mots très durs de Serge Teyssot-Gay semblent entériner l’idée d’une faillite du dialogue chez ces copains d’adolescence, de l’échec de cette utopie démocratique, où tout se dirait, tout se discuterait. Ce communiqué ressemble plutôt à un abcès qui se crève après des années d’infections, de silences de plus en plus lourds à porter. “Chaque disque est un processus au terme duquel mentalement, physiquement, nous ne pouvons plus nous supporter”, disaient les quatre membres de Noir Désir d’une seule voix. Cette fois-ci, le groupe aura donc éclaté avant même l’achèvement. Seuls les murs du studio où il répétait connaissent les raisons réelles du crash, la gravité ultime des propos et du conflit qui a opposé Serge et Bertrand. Même Denis et Jean-Paul qui ont tenu à bout de bras l’équilibre et l’unité du groupe quand le ciel tournait au violet, n’ont pas pu contenir cet ultime orage. Interrogé, Serge Teyssot-Gay répond laconiquement : “Je ne souhaite pas parler dans l’immédiat. Les explications spécieuses de certains ou un déballage public me semblent indignes à tout point de vue. En attendant que le temps fasse son travail de cicatrisation.” Un jour… Peut-être.
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Dernière modification le 16/09/2013 à 22:17
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