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Ajouté le 1er janvier 2011

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LIBE DES PHILOSOPHES | 2 décembre 2010
Noir Désir était «là»
Par Antoine GRANDJEAN

Où veux-tu qu'je r'garde? La question, titre de la chanson qui donne son nom au premier album de Noir désir (1987), est reprise par Emily Loizeau sur le dernier album de Nouvelle Vague. Au moment même intervient l'annonce officielle de la fin du groupe par les voix de Serge Teyssot-Gay et Denis Barthe, respectivement guitariste et batteur de la formation.

Dans la chanson, il y va de l'impossibilité de se détourner de celle qui occupe tout l'espace: «Y a que toi là». La question énonce peut-être maintenant une difficulté inverse. J'ai quant à moi du mal à ne pas trouver la scène désertée. N'y avait-il pas qu'eux là? Là où un corps d'énergie brute et un lyrisme flamboyant peuvent se boucler en un langage. Là où la radicalité, aussi bien esthétique que politique, refuse de jamais tourner à la caricature. Là où il se prouve que la langue française n'est pas condamnée à tuer le rock, pas plus qu'elle n'a inversement à le craindre. Là où le pogo et la poésie peuvent s'appartenir. Là où une déferlante de vie n'est jamais bien loin de la mort.

Il y a là aussi, bien sûr, des moments de naïveté, et quelques lourdeurs, que tout le reste rend cependant insignifiants, et qui fait que l'on passe. Il y a là, ce qui est bien autre chose, les drames que l'on sait. Les bien-pensants font ce qu'ils savent faire: juger. D'autres préfèrent ne rien dire. Ce qui ne signifie pas nécessairement taire les choses, mais parfois, au contraire, les laisser ne pas passer.

Kant écrivait que la musique est la langue des affects. Sa force vient toutefois du fait qu'elle est une langue d'essence bien particulière. Elle ne se contente pas de désigner des affects. Ce n'est pas non plus qu'elle produise seulement du sens en modulant une texture affective. Elle fait certes tout cela, mais, ce faisant, elle est en outre apte à susciter chez l'auditeur les émotions dans lesquelles elle fait sens. Il s'agit donc d'une langue magique. D'un régime de signes qui produit son référent dans l'acte même de sa profération. D'un verbe authentiquement créateur, mais dont la puissance est retirée à celui-même qui la parle, puisqu'elle appartient aussi bien à celui qui l'entend, sans que ce dernier toutefois la maîtrise davantage. Une langue qui, du coup, n'est pas toujours soutenable, parce que l'entendre, c'est nécessairement l'écouter, c'est-à-dire lui obéir en matière d'affects.

Or Là, pour ceux qui ont à peine plus que l'âge du groupe dont les membres se sont rencontrés au lycée en 1980, c'est aussi le lieu de la presque totalité d'une adolescence qui, on le sait bien, n'a jamais rien eu d'une période que pourrait ouvrir et clore quelque repère objectivement calendaire.

De ce lieu on ne décide d'ailleurs pas de sortir. La vie se charge de vous porter hors de lui. Etre fidèle à ce lieu d'adolescence n'est certainement pas en concevoir la nostalgie. Quoi de plus triste qu'un adulte qui se retourne, toutes larmes à l'oeil, sur ce qui, n'étant plus, lui permet de supporter ce qu'il est devenu. Le passé en musique peut jouer le même rôle compensatoire que les lendemains qui chantent. Etre fidèle à ce lieu, c'est peut-être se résoudre à le laisser tel qu'en lui-même. «Y a plus moi là.» Or tout le monde n'a pas le don d'ubiquité.

On comprend donc qu'une chanson de Noir Désir puisse être difficile à entendre: puisqu'il n'y en aura pas de nouvelle, elle ne peut que me faire la violence de me renvoyer là où je ne suis plus.

A la voix encore immature de la chanson de 1987, voix qui «n'sait même pas nager», répondait en 2001, sur le dernier album du groupe (Des visages, des figures), la voix blanche du vent nous portera. Ce n'est pas cette voix - celle de Cantat - qui a pris sur elle d'annoncer qu'elle sonnerait désormais au passé. Ce n'est pas plus mal. Pour que ce là ne soit pas condamné à la forme de la reprise, et parce qu'il n'y a rien de pire que les quelques pathétiques succédanés qui ont fleuri ces dernières années, il reste au rock français, comme à nous tous, à s'inventer un ici inouï. La place sera difficile à prendre. Noir Désir est mort, vive qui?

Antoine Grandjean est maître de conférences à l'université de Nantes et auteur de «Critique et réflexion, essai sur le discours kantien» (Vrin, 2009)

 


Dernière modification le 16/09/2013 à 22:17


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