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Ajouté le 6 août 2008

BEST

AOUT 1989


 

"C'est quand même impressionnant que Chaban soit Duc de Bordeaux depuis 1946, et qu'il ait attendu 1989 pour découvrir le rock." Impressionnant, mais sûrement pas étonnant. Bordeaux, pas un instant, ne peut prétendre au label -ville rock -, si tant est que cette étiquette stupide ait jamais voulu dire quelque chose. Ceinturée d'une campagne avenante, là où pousse en pieds disciplinés l'or rouge liquide, la ville des ducs d'Aquitaine ne se cache pas d'être essentiellement bourgeoise, repliée sur son douillet confort, sa respectable allure, et son incontournable charme cossu. Les larges avenues du centre comme les étroites ruelles pavées de la vieille ville transpirent leur inexorable volonté de bonne réputation. Quand aux immeubles monumentaux hérités de la florissante période où, avant l'or viticole, Bordeaux construisait sa richesse sur le commerce triangulaire, ils sont là, terribles témoins, pour indiquer une honte bue jusqu'à la lie, comme on siffle un graves ou un Margaux.


A Bordeaux, il y a même une classe de gens qui se font gloire du passé déjà lointain où la région était terre Anglaise, descendants putatifs d'Alienor qui courent ridiculement après le maintien et la réputation de la noblesse britannique.
Il n'y aurait guère que le port qui pourrait prétendre inspirer quelques réflexes rock'n'roll traditionnels, mais la vingtaine d'entrepôts massifs et délabrés qui longent la Garonne ne sont jamais ouverts aux groupes de rock en mal de havres à répétitions ou à concerts sans façon. D'ailleurs ils doivent être rasés pour faire des jardins, le genre cossu encore une fois, on peut l'imaginer ...
"Une ville qui a fait sa richesse sur la traite des noirs, puis l'a définitivement assise sur la vente du vin le plus cher de la planète. C'est beau, c'est riche. Mais ça veut dire que les gens qui sont à "l'extérieur" de ça le sont complètement. Il y a un noyau de public fidèle, le rock alternatif à Bordeaux fait toujours recette et attire énormément de monde. C'est encore un paradoxe de Bordeaux."
Noir Désir est de Bordeaux. Depuis et pour toujours.
"Le lieu où on vit n'est pas forcément le lieu où ça se passe pour nous. Et puis il y a toutes les raisons intimes d'y rester. Mais c'est surtout le moyen parfait de prendre le recul nécessaire." 


Parce que sous ses oripeaux d'aristocratie fossile, Bordeaux a quand même donné naissance aux groupes qui font l'actualité : Gamine et son rock aérien, tout en guitare précieusement orfévrées ; Kid Pharaon, dans la tradition des baladins anglo-saxon sixties, et surtout Noir Désir dont la puissance formidable sur scène, et le lyrisme étonnant de leur album "Veuillez Rendre l'Ame" leur a valu la reconnaissance généreuse des médias et du public, récoltant couvertures de magazines, Bus d'Acier, et toute cette sorte de choses. Des choses parfois incongrues, comme cette publicité télévisée qui passe actuellement pour vanter une compilation de hits NRJ, et qui propose en avant-goût une bribe de "Aux sombres Héros de l'Amer" entre des bouts de Sam Brown et Village People!
Ce n'est pas un hasard si Bordeaux n'a su enfanter qu'un rock de voyage, de rêve, totalement détaché des contingences urbaines, un rock d'aventures, tout d'onirisme et de climats variés, un rock de port finalement. Il y a du marin dans Noir Désir. D'ailleurs, à l'écart de la ville fardée de respectabilité, on trouve un port de plaisance. Pas le genre "m'as-tu vu", plutôt le genre "je vis dans mon bateau parce que j'ai pas de maison". A l'ombre du cathédralesque blockhaus qui servit de base sous-marine en des temps plus troublés, une trentaine de voiliers, pas neufs, pas tape-à-l'œil, mouillent leur quille dans de l'eau saumâtre. C'est là que Frédéric Vidalenc, le bassiste passe le plus clair de son temps off-Noir Désir, à peindre, poncer, entretenir son élégant esquif. Il y a de la mer dans Noir Désir, des tempêtes et des naufrages, des océans qui grondent et des couchers de soleil sur l'horizon lointain ...


Aujourd'hui, à Bordeaux, les héros locaux ont changé d'uniforme. Le très subventionné club des Girondins patauge lamentablement dans les strates anonymes du championnat de football de première division, tandis que les gommeux aux guitares électriques s'affichent à la une des magazines en couleur. Paraît même que Chaban-Delmas, le duc légendaire, aurait émis le souhait de rencontrer le gang qui a redoré l'honneur du rock français!


"On ira peut-être le voir un jour, si on a un projet viable à lui faire accepter. Sinon, y aller pour qu'il nous retourne comme une crêpe, parce qu'il a largement plus que nous l'habitude de ce genre de dialectique, c'est non ! C'est comme par hasard au moment où les groupes de Bordeaux font des couvertures qu'il s'intéresse au rock. Quand il y avait tous les groupes en ST (Stilletos, Strychnine, Standards, etc. .., NDLR), il y a douze ans, il était très détaché de ça, et quand les Boulevards du Rock ont été organisés à Bordeaux, il les a toléré en première année, et effacé la seconde en les transférant de force dans une lointaine banlieue inaccessible. Mais c'est normal, aucun maire n'a jamais soutenu une politique locale du rock, à la limite, c'est aussi bien. Chacun chez soi. Par contre, tout a été prétexte à contrer les initiatives ; les salles, les clubs ont été fermés les uns après les autres pour d'obscures raisons de voisinage. Pour les groupes qui naissent maintenant, c'est quasi impossible de trouver un lieu pour s'exprimer."


Gloire nationale sans rien devoir à personne et surtout pas à leurs semblables en temps de vache maigre, le nouveau statut de Noir Désir a dû perturber le cours tranquille de la vie dans les sphères les plus swing de la cité majestueuse.
"Il y a une foule de gens qui tendent la main pour nous saluer, un mètre cinquante avant de nous croiser. Souvent ce sont les mêmes qui nous ignoraient depuis des années. Avec le Bus d'Acier, les couvertures, les radios locales qui nous snobaient superbement se mettent à nous solliciter. Dès qu'il y a une reconnaissance qui vient de la capitale, et que Bordeaux s'en rend compte, alors ils suivent. Mais ce n'est pas un phénomène propre à Bordeaux, à Paris NRJ fait pareil, ces radios ne prennent aucun risque, quand un disque est sur des rails, chiffres de vente à l'appui, ils "osent" prendre le risque de le passer.


En dehors des médias, les réactions sont diverses. Les habituels chieurs doivent crier à la trahison probable derrière notre dos. Il y a toujours eu ici des gens qui étaient dans un autre état d'esprit que le nôtre, et qui prétendaient nous donner des leçons. A l'époque on avait refusé de participer à certaines auto productions douteuses, ces gens étaient supposés avoir plus d'expérience que nous et le fait qu'on les snobe les incitaient à nous considérer avec le moins d'aménité possible. Aujourd'hui, certains sont aigris, ce n'est pas une revanche du tout, car tel n'est pas notre propos, mais quand on tombe sur eux on les sent mal à l'aise. C'était tous ces gens qui étaient "diplômés du rock'n'roll", il y a pas mal de puristes ici, nombre des groupes bordelais nous ignorait, on les croisait dans les bars, mais ils agissaient comme si Noir Désir n'existait pas. Beaucoup de ceux-là nous saluent chaleureusement aujourd'hui !


Il y a aussi une grande ignorance, et des tas de légendes courent sur la perversion des maisons de disque. Quand on a signé chez Barclay, il s'est trouvé des gens pour nous dire "vous êtes fous, ils vont vous dénaturer, faire jouer des requins de studio à votre place sur le disque" ! Ca part de l'ignorance pure, et aussi de ces gens qui se sont pointés dans des boîtes de disques, et se sont laissé modeler, on leur a gardé le chanteur et bazardé le reste. Dans ce métier, savoir ce que tu veux faire, c'est important, mais savoir ce que tu ne veux PAS faire, c'est primordial ! Il ne faut aucune complaisance. Un des boulots les plus constants est de démontrer à notre label qu'on a notre façon de faire, qu'elle n'est pas idiote, et qu'elle nous correspond. Elle est différente. On a toujours eu un fonctionnement différent, depuis le début, dans nos rapports avec eux. Ils ont été de surprises en surprises. Ils nous signaient à long terme, mais ils ne pensaient pas que ça fonctionnerait comme ça en terme de réussite. En tout cas ils nous laissent agir, proposent les choses, nous laissent examiner les données, réfléchir et décider."


Le bouleversement qu'implique le succès n'a pas changé les quatre garçons de Bordeaux, plus unis que jamais, plus détachés et imperméables aux troubles de la gloire que quiconque :
"On ne s'y attendait pas vraiment, il vaut toujours mieux être surpris, ce sont des choses qui arrivent on ne sait pas comment. On ne pouvait peut-être pas le prévoir, on aurait au moins pu y penser. Mais l'important, c'est que ça ne change rien. A la sortie du disque, on s'attendait autant à se faire descendre qu'à se faire encenser. On savait quand même que ça ne passerait pas inaperçu, que les critiques ne seraient pas mitigées, comme pour le premier album.
On a été un peu décalé de tout ça parce que dès la sortie du disque on est parti en tournée, dans ces cas-là on est loin de tout, coupé du monde extérieur. Le fait qu'en plus on vive à Bordeaux nous détache encore plus ; quand on rentre de concert, on retrouve notre cadre de vie quotidien depuis toujours. C'est pour ça qu'on est plus facilement surpris de ce qui nous tombe dessus. Ca faisait partie du domaine du possible, mais a vrai dire on n'y a jamais vraiment attaché d'importance. On s'en foutait un peu. Ce n'est pas un but d'être en couverture, mais c'est bien, et sur le moment tu es content. Il est vrai que ça peut sembler rouleau compresseur, mais on ne veut pas de surenchère factice là-dessus, il faut que le promo soit proportionnée à ce qui se passe vraiment.
La seule vraie remise à niveau, c'est le concert ; il peut se passer plein de choses autour, quoi qu'il arrive, on se retrouve sur scène. Il ne faut pas non plus qu'il y ait excès de superlatifs, il y a eu une grosse promotion de notre potentiel scénique. Notre concert est ce qu'il est, il ne faut pas en faire un truc mythique, sinon pour nous c'est un poids qui peut devenir considérable. Il n'y a pas de recette, pas de préparation spéciale, on répète et on joue. Ca ce remarque peut-être parce que depuis des années il n'y a pas eu de groupe en France qui ait comme nous misé sur les concerts pour se faire connaître et apprécier. Il n'y a pas de jeu de scène, c'est juste une démultiplication de ce qui se passe tous les jours dans notre salle de répétition. Juste un travail qui vient de loin, du fait qu'on a beaucoup joué ensemble, qu'on se connaît bien, qu'on sait qu'on peut improviser en étant toujours sur la même longueur d'onde.
C'est le problème quand tu as beaucoup de presse, il faudrait que tu correspondes à ce qu'on dit de toi, c'est un truc extrêmement dangereux. On a un nouveau public, c'est sûr que des gens sont drainés par l'agitation médiatique ; s'ils comprennent ce qu'on fait et l'apprécient, c'est OK pour nous. On joue pour ça aussi, pour convaincre un nouveau public, pas seulement pour réconforter celui qui nous est acquis depuis longtemps.


Toute cette pression va influer forcément sur le nouvel album. On en est à définir les bases des compositions, on part à zéro, on a rien d'avance. C'est évident que tous ces événements vont peser, on ne peut pas faire sans, mais la sagesse voudrait qu'on en tienne compte, pour pouvoir passer au-dessus et faire tout ce qu'on a envie de faire. Ca va représenter un boulot supplémentaire d'effacer cette pression, encore plus de travail, un travail informel. Nous-même on ne sait pas comment on fait. On se voit, on joue, il y a des trucs qui sortent. On ne s'est jamais fixé des règles précises. C'est intéressant mais difficile. On sait un petit peu, de manière informelle, ce que sera le prochain album, mais on ne peut pas le dire, même entre nous. Et si on le savait maintenant, ce serait bizarre, pas naturel. Parce qu'il faut toujours garder cette marge de plaisir, et le plaisir, on ne sait pas quand ça arrive."


A Bordeaux, tandis que les grappes de Pétrus vont lentement aller vers leur maturation, les quatre "Noir-dèze" vont poursuivre sur la voie qu'ils se sont tracée, entre concerts incendiaires, virées en mer, lectures, rencontres et discussions passionnées... Tant de groupes se sont fondés sur des références et une fascination pour leurs prédécesseurs ; celui-ci, naturellement, a tout misé sur le potentiel humain. C'est ce qui fait sa force, et le fera perdurer.


Jean-Eric PERRIN





Dernière modification le 17/09/2013 à 22:15


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